Une photographie en noir et blanc révèle une jeune femme assise dans une chaise berçante. La photographie fait partie de l’exposition « Donner naissance n’est que le début : les femmes parlent de maternité » de la photographe Judith Lermer Crawley présentée de 1985 à 1986. L’exposition d’une sélection de photographies prises sur le vif et son recueil ultérieurement publié à compte d’auteur, intègrent des citations des sujets photographiés, et cherchent à mettre en lumière l’expérience intime de la maternité.
« À l’époque, photographier la maternité, c’était subversif », raconte Judith Lermer Crawley, qui a élevé seule ses deux enfants, tout en travaillant comme professeure dans un cégep montréalais, ainsi que comme coordinatrice photo pour les Presses de la santé de Montréal. « C’était en rupture avec ce qu’on voyait. »
Les Archives canadiennes du mouvement des femmes
La dzٳèܱ de l’Université d’Ottawa acquiert la collection des Archives canadiennes du mouvement des femmes en 1992. Elle accueille alors une collection exceptionnelle qui illustre l’évolution du regard porté sur la maternité au sein de la société canadienne depuis les années 1960. Les changements se manifestent notamment lors de l’apparition de la pilule contraceptive à la fin des années 1960. Ils sont ensuite renforcés par les mobilisations pour le droit à l’avortement, pour un meilleur accès à des garderies publiques, pour une équité salariale, pour la rémunération du « travail de mère », et pour d’autres droits revendiqués pour une plus grande égalité entre hommes et femmes.
« La pilule contraceptive a grandement contribué à faire évoluer le regard des femmes sur la maternité », explique Christabelle Sethna, professeure titulaire en études féministes et de genre à l’Université d’Ottawa, et habituée des Archives des femmes. « Les femmes ont longtemps été ambivalentes à l'égard de la maternité, mais elles ne disposaient pas de moyens infaillibles pour contrôler leur propre fertilité... La pilule offrait aux femmes la possibilité de réfléchir à une carrière, à un avenir qui n'était pas entièrement consumé par des grossesses à répétition, par l'éducation des enfants et par le fait que la maternité soit l’unique raison d’être de leur vie. »
Une pionnière des programmes d’études féministes
Greta Hofmann Nemiroff, une de première femme à avoir participé au développement de programmes en Éٳܻ Féministes au Canada, dont le fonds d’archives est conservé aux Archives des femmes, se souvient bien de l’époque qui a précédé la pilule. Née en 1937, Nemiroff se rappelle son propre « réveil brutal » face aux exigences de la maternité lorsqu’elle accouche de son premier fils à l’âge de 21 ans.

« Personnellement, j’ai eu un choc en devenant mère. Je n’avais aucune expérience avec les bébés. Dans ma tête, en coupant le cordon ombilical, on redevient sa propre personne. Mais non. »
Greta Hofmann Nemiroff
Greta Hofmann Nemiroff a avorté à l’âge de 18 ans – un sujet qu’elle a toujours abordé ouvertement – et qu’elle ne souhaiterait pas revivre de nouveau. Elle a mené à terme sa grossesse suivante, mais l'expérience de s'occuper d'un bébé était si éprouvante qu'elle a attendu neuf ans avant d'avoir son deuxième enfant - ce qui était inhabituel pour sa génération - puis trois ans de plus avant d'avoir son troisième enfant. Elle n'a réalisé que plus tard, dit-elle, que son hésitation était due à un profond sentiment d'ambivalence à l'égard de la maternité et des sacrifices que cela exige.
Entre ses grossesses, Greta Hofmann Nemiroff entreprend une carrière dans l’enseignement, et réalise rapidement les défis inégaux auxquels sont confrontés les mères qui travaillent comparativement aux pères. En 1970, elle introduit un nouveau cours à l'Université Sir George Williams (maintenant Concordia) avec sa collègue Christine Allen Garside, également mère d'un jeune enfant. The Nature of Woman : Historic Attitudes and Recent Approaches (L’Être femme : perspectives historiques et approches contemporaines) devient le premier cours d'études féministes offert dans une université canadienne.
À ce moment-là, Greta Hofmann Nemiroff était devenue une militante du mouvement pro-choix et elle se souvient avoir été frappée par les nouvelles approches des jeunes militantes et de ses étudiantes à l'égard de la maternité.
« Je n'étais pas du tout consciente de la profondeur de ma propre ambivalence", dit Greta Hofmann Nemiroff. « Lorsque j'ai commencé à collaborer avec d'autres femmes dans le mouvement féministe, c'est devenu limpide. Tout d'abord, à ma grande surprise, beaucoup de jeunes femmes au début des années 70 affirmaient catégoriquement ne pas vouloir d’enfants. »
Elle explique que ces femmes voyaient la maternité comme une oppression, quelque chose qui enferme. « Elles voulaient être libres. Le concept de liberté, en tant que tel, était nouveau. »
Greta Hofmann Nemiroff a offert des cours inspirés par le courant féministe au Collège Vanier et à la New School du Collège Dawson, qu’elle a aussi dirigé ponctuellement jusqu’en 1991. Elle a dirigé la chaire conjointe en études féministes des programmes de l’Université d’Ottawa et de Carleton de 1991 à 1996. Par après, elle a retourné enseigner à Dawson en 1996 ou elle est nommée coordonnatrice des programmes d’arts, de langues et de littérature de 1999 à 2013, et coordonnatrice des programmes d’études féministes de 1996, et ce jusqu’à sa retraite en 2015.
Tout au long de sa longue carrière d’enseignante et de conférencière, Greta Hofmann Nemiroff a été témoin des nombreuses luttes douloureuses au sein du mouvement des femmes autour de la question de la maternité. “Tout le monde voulait voir la qualité de vie des femmes s’améliorer, y compris celle des mères « au foyer » et au travail, mais aucun consensus n’émergeait sur la façon d’y parvenir.”

Différentes perspectives sur la maternité
Un article fascinant de la professeure d’histoire Lynne Marks (Université de Victoria) et de ses collaborateurs, propose une immersion dans les Archives des femmes pour explorer les différentes perspectives sur la maternité de la deuxième vague féministe. La maternité apparait comme une « ligne de rupture importante » qui sépare le mouvement féministe majoritaire et certains groupes féministes marginaux comme les mères monoparentales bénéficiant de l’aide sociale.
Publié dans le Women’s History Review en 2016, l’article relate les conflits entre les politiques du Comité canadien d’action sur le statut de la femme (CCA) et les principes de groupes comme le Mother-Led Union, le Family Benefits Work Group, le Mothers Action Group, la Welfare Rights Coalition et Wages For Housework.
Les mères qui s’impliquent dans des groupes de défense des droits sociaux, observe-t-on, appuient le CCA et les autres grands groupes féministes dans leurs revendications pour des garderies publiques et un appui à la formation, afin que les mères monoparentales qui le souhaitent puissent retourner sur le marché du travail. Mais elles défendent aussi le droit des femmes de rester à la maison pour s’occuper des enfants, et à recevoir un soutien adéquat de l’État pour le faire.
Les groupes de femmes à faible revenu « compliquaient, par leur classe sociale et leur genre, les choses pour l’État, qui poussait de plus en plus pour les intégrer au marché du travail, et ces femmes avaient donc bien peu d’éloges à offrir aux grands groupes féministes qui affirmaient qu’elles devraient entrer sur le marché de travail, pour leur propre bien », écrivent Lynne Marks et ses collègues.
Si le mouvement féministe majoritaire mettait de l’avant l'accès à des avortements sécuritaires comme élément unificateur, certains groupes estimaient que l'accent mis sur cette question obscurcissait leurs revendications pour un meilleure soutien pour l’éducation de leurs enfants – enfants qu’elles avaient déjà ou souhaitaient avoir.
« Pour les femmes immigrantes, noires, autochtones et de couleur, l’accès à l’avortement... c’est important, mais ce n’est pas tout ce qui compte », affirme Julia Aguiar, candidate à la maîtrise à l’Université Queen’s dont les recherches examinent les aspects politiques de la maternité et de la famille lors de la deuxième vague féministe. « Nous avons besoin d’un meilleur accès aux services de garde », disaient-elles. « Nous avons besoin d’un salaire décent, nous devons arrêter la stérilisation de femmes autochtones et de couleur, pratique qui a bel et bien lieu. »

Les groupes comme Wages Due Lesbians appuient ces critiques. Ils soutiennent le droit à l’avortement, mais veulent que le mouvement insuffle une même énergie dans des causes comme l’équité salariale, les services de garde subventionnés et la rémunération des mères à la maison, afin de permettre aux femmes d’être indépendantes des hommes si elles le souhaitent, et d’élever leurs enfants décemment.
Le Lesbian Mothers’ Defence Fund, fondé en 1979 à Toronto, travaille d’arrache-pied pour aider les femmes à obtenir ou à conserver leur droit de garde après leur divorce, raconte Constance Crompton, titulaire de la Chaire de recherche canadienne en humanités numériques à l’Université d’Ottawa et codirectrice du projet Lesbian and Gay Liberation in Canada (LGLC), une plateforme numérique consacrée à l’histoire des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles et transgenres au Canada.
Le soutien juridique et l’appui offert pour obtenir la garde des enfants ont « changé la vie de nombreuses femmes » et ont permis à des mères lesbiennes de sortir du placard sans craindre de perdre leurs enfants, explique Constance Crompton. Or, ces batailles seraient presque toutes tombées dans l’oubli sans la présence des histoires et témoignages de femmes présents dans les Archives des femmes, note-t-elle.
Le secret d’un portrait historique juste
Les Archives des femmes conservent la trace d’activités de groupes féministes plus éphémères, qui n’avaient souvent pas les moyens de publiciser leurs événements dans les magazines. La chercheuse a découvert des annonces de toutes sortes, « comme des groupes de sensibilisation, ou, par exemple, des dépliants pour des repas-partage végétariens ouverts aux lesbiennes et à leurs enfants, des événements éphémères et qui ne figurent pas dans les périodiques généraux ou gais ». Elle ajoute que ce sont les Archives des femmes qui l’ont motivée à venir travailler à l’Université d’Ottawa.