Les communiqués de presse, les procès-verbaux de réunions et les coupures de journaux conservés dans les Archives canadiennes du mouvement des femmes, une collection de la µþ¾±²ú±ô¾±´Ç³Ù³óè±ç³Ü±ð de l’Université d’Ottawa, témoignent de l’ampleur qu’a prise cette affaire.
Au nœud du conflit, l’existence de systèmes multicouches de discrimination et de désavantages qui, nourris par des préjugés conscients et inconscients sur la race, la classe sociale et le genre, créent des barrières pour les personnes issues de certains groupes. Alors que les femmes se considéraient comme des « sœurs » devant s’unir dans la lutte contre le sexisme, des voix s’élevaient au sein du mouvement pour dénoncer le fait que des femmes blanches privilégiées ignoraient, voire pratiquaient la discrimination dans leur sphère de pouvoir.

La Women’s Press était l’une des premières maisons d’édition en Amérique du Nord détenue et exploitée par des femmes et dotée de personnel exclusivement féminin. La Canadian Women’s Educational Press a été fondée en 1972 par un groupe d’étudiantes et d’enseignantes du Département d’études féminines de l’Université de Toronto et plusieurs membres du Toronto Women’s Liberation Movement, l’un des premiers organismes politiques féministes au pays.
Pour combler le manque flagrant de publications témoignant du mouvement féministe au Canada, ce groupe de femmes a colligé des écrits féministes dans un recueil publié en 1972 intitulé Women Unite: Up From the Kitchen, Up from the Bedroom, Up from Under.
À l’époque, les maisons d’édition canadiennes employaient plus de femmes que la plupart des entreprises d’autres secteurs, mais peu d’entre elles y occupaient des postes de direction. Elles n’avaient donc aucune voix au chapitre dans la sélection des œuvres publiées, et trop peu d’auteures figuraient au catalogue. C’est après avoir essuyé plusieurs refus pour l’ouvrage Women Unite que le groupe a décidé de créer sa propre maison dirigée au féminin, pour publier des écrits signés par des femmes.
Grâce à une subvention du gouvernement fédéral, la Canadian Women’s Educational Press – qui deviendra plus tard la Women’s Press, ou plus familièrement la Press – a été constituée en société le 22 mars 1972. Ses objectifs : accorder plus de place aux femmes dans les publications savantes et diffuser l’idéologie féministe. Avec sa structure non hiérarchique et ses processus décisionnels axés sur le consensus, à l’instar des collectifs de conscientisation, la maison suivait la deuxième vague du mouvement féministe de l’époque.

Le groupe se voulait antisexiste, anticapitaliste et antiraciste, mais au milieu des années 1980, certaines membres ont pointé les résultats bien en deçà de ces nobles ambitions. En effet, seules des femmes blanches de la classe moyenne dirigeaient l’organisation, et les auteures de couleur étaient presque absentes de son catalogue.
C’est au moment où commençaient les discussions sur la nécessité d’une politique antiraciste qu’Ann Decter s’est jointe à l’équipe. Elle faisait partie d’un groupe de jeunes femmes qui ont fait pression pour changer les choses, groupe auquel certaines des membres les plus anciennes, comme Maureen FitzGerald, ont aussi participé.
Ann Decter avait 29 ans en 1985 lorsqu’elle s’est engagée comme bénévole à la Press. À l’époque, la maison « n’était pas très différente des grands éditeurs à cet égard [la représentation], et nous voulions faire mieux ».
La maison d’édition était dirigée par plus d’une vingtaine de membres non rémunérées et comptait cinq employées salariées. Elle pouvait compter sur l’aide de plusieurs groupes de travail constitué de bénévoles. Seize femmes composaient son organe de gouvernance, le comité de publication et de politiques, chargé de la sélection des manuscrits. Aux dires d’Ann Decter, ce groupe était assez homogène et fermé, mais prenait conscience de l’importance de se diversifier.
Les membres du comité se sont entendues sur une restructuration pour intégrer des femmes de différents horizons. Elles ont invité des bénévoles des groupes de travail à siéger à leurs côtés. C’est ainsi que quelques femmes de couleur et leurs alliées ont intégré cet organe décisionnel.
« Je pense que c’est ce qui est à l’origine du changement, commente Ann Decter. Les points de vue ont commencé à évoluer, et certaines personnes ayant réalisé qu’il fallait plus de diversité ont œuvré en ce sens. Elles reconnaissaient le manque de représentation de certains groupes dans l’organisation. [Les membres du comité] invitaient des femmes qu’elles connaissaient et s’enfermaient dans leurs propres cercles. C’est ce caractère informel qui avait façonné la Press telle qu’elle était. »
Mais comme tout changement, celui-ci a entraîné des frictions. En juin 1987, la maison a entamé la création d’un recueil de nouvelles intitulé Imagining Women. Après l’examen des manuscrits reçus à l’issue d’un appel à propositions, un sous-groupe du comité en a retenu 21. Une fois les contrats signés avec les auteures, le processus d’édition a été lancé.
Or, quelques mois plus tard, le comité – qui comprenait maintenant plusieurs femmes de couleur et d’autres membres sensibles au manque de représentation – a voté l’exclusion de trois des nouvelles sélectionnées, parce que leurs auteures, des femmes blanches, s’étaient approprié la voix et le style de personnes de couleur pour décrire des expériences latino-américaines et africaines qu’elles n’avaient pas vécues.
La mesure a fait polémique auprès des membres de la Press, certaines soutenant que l’annulation d’un contrat signé est une faute professionnelle.
« Sur le moment, toute la question était de savoir ce qui était le plus important : revendiquer la position antiraciste de la maison d’édition ou respecter les normes qui interdisent l’annulation d’un contrat, raconte Ann Decter. C’est ce qui a lancé les discussions sur l’appropriation culturelle. Pour moi, c’est l’une des principales pommes de discorde au sein de la Press. »
Deux clans se sont formés : d’un côté, les membres de longue date qui soutenaient les trois nouvelles, et la majorité qui voulait adopter une approche plus radicale de la lutte contre le racisme. Parallèlement, un projet d’anthologie regroupant exclusivement des auteures de couleur faisait monter la tension, entraînant des débats enflammés au sujet de la politique antiraciste, qui n’était pas encore officiellement adoptée.
Le 11 mai 1988, un groupe de dix membres, baptisé le « front populaire de l’avant de l’autobus » (Popular Front-of-the-Bus Caucus), a publié un communiqué de deux pages portant l’en-tête de la Women’s Press, dans lequel il déclare que la maison d’édition est « l’une des nombreuses organisations du mouvement des femmes qui estime nécessaire de se pencher sur son propre caractère raciste et sa contribution au racisme dans le mouvement ».